Allez les yeux invisibles vers le beau.

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23/04/2010

Quelques Obscurcissements

 

images.jpegIl y a des écrits qui ont une histoire. Comme il y a des tableaux de peinture ou des morceaux de musique qui ont une histoire. Tous les écrits, tous les tableaux de peinture, tous les morceaux de musique n'ont pas une histoire : beaucoup s'inscrivent paisiblement, sans histoire, dans la production de l'auteur, dans son projet. Il y a la date et le lieu où ils ont été composés, il y a la période dans l'oeuvre de l'auteur, il y a un contexte biographique, et puis c'est tout. Parfois, il y a l'événement qui les a inspirés et qui reste clairement présent en référence. Parfois, ils sont liés à un mouvement artistique ou politique, à un courant d'idées, à un fait historique, qui leur tient lieu de famille. Par "écrits qui ont une histoire", j'entends ceux qu'accompagne dans l'obscurité, pour l'auteur lui-même et pour lui seul, une autre matière, un autre sujet d'écriture, non formulés, non écrits, mais qui, tout aussi bien que l'écrit lui-même, pourraient l'être. Une histoire qui toujours échappera à la désastreuse et stupide entreprise des historiens de métier, et une histoire que seul l'auteur lui-même pourrait décider de raconter et d'écrire, mais qu'il ne raconte et qu'il n'écrit jamais parce que, précisément, l'écrit doit en rester l'unique fruit. L'écrit est, comme par définition, le meilleur parti que l'auteur a pu tirer de son histoire. Dès lors, l'histoire est détruite par l'écrit qui ne doit son existence qu'à cette destruction de l'histoire qui l'a d'abord éclairé, avant qu'il ne l'éclipse. L'écrit se superpose parfaitement à son histoire, il en est la planète masquante. L'histoire d'un écrit ressurgissant derrière l'écrit s'établit dans son dos. Et il y a alors comme les deux versants d'une montagne : celui qui a recueilli les eaux de pluie, et celui où est apparue la source. Deux paysages qui peuvent avoir chacun leur charme et qui, tous deux, mettent en scène la même eau. Entre l'histoire écrite et l'écrit lui-même, entre les deux versants de la montagne, reste obscur et inaccessible le trajet de l'eau à travers la roche. Un trajet dont l'auteur ne connaît rien, et un trajet dont l'auteur ne peut jamais rien connaître ni rien dire de juste puisque, justement, la roche c'est lui-même. Mais, même si l'on ne sait presque rien de la circulation souterraine de l'eau, des terrains et des matières qu'elle rencontre, dont elle se charge et qui la modifient, ni des obstacles qui s'opposent à son écoulement ou des pentes qui le facilitent, la mise en lumière du versant qui a recueilli les pluies et la mise dos à dos de cette histoire écrite de l'écrit avec l'écrit lui permettent d'imaginer, entre ces deux écrits, entre ces deux histoires, une géographie. L'auteur est en quelque sorte ce lieu, cet espace, cette géologie, entre les histoires, entre les écrits. Bien sûr, les écrits qui ont une histoire (écrite ou pas) ne sont pas meilleurs que ceux qui n'en ont pas. En fait, la plupart des grands écrits n'ont pas d'histoire.

(extrait  de "Quelques Obscurcissements" de Alain Fleischer/ Seuil)

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