Allez les yeux invisibles vers le beau.

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31/05/2013

Les grands auteurs... (4)


images-3.jpegUn jour d’été, vers le soir, j’arrivai dans un village où je n’étais encore jamais allé. Je remarquai avec étonnement combien les chemins étaient larges et dégagés. On voyait partout devant les fermes de vieux arbres très hauts. Il avait plu, le vent était frais, tout cela m’agréait fort. Je m’appliquai à le montrer en saluant les gens debout devant leurs portes, ils répondaient aimablement, mais non sans réticence. Je pensai qu’il serait agréable de passer la nuit en cet endroit, si toutefois je trouvais une

auberge.

Au moment même où je passais devant un grand mur de ferme tout couvert de verdure, une petite porte s’ouvrit dans le mur, trois visages se montrèrent, disparurent, et la porte se referma.

—  Bizarre, dis-je en me tournant sur le côté comme si j’avais un compagnon. Et de fait, comme pour susciter ma gêne, un homme de haute taille vêtu d’un gilet de tricot noir, sans chapeau ni veste, se trouva à côté de moi en train de fumer la pipe. Je me ressaisis rapidement et dis, feignant d’avoir déjà su qu’il était là :

— La porte! Est-ce que vous avez vu aussi comment cette petite porte s’est ouverte?

— Oui, dit l’homme, mais en quoi est-ce bizarre? Ce sont les enfants du métayer. Ils ont entendu vos pas  et ont voulu voir qui marchait là si tard dans la soirée.

— Certes, l’explication est simple, dis-je en souriant, tout paraît facilement bizarre à un étranger. Je vous remercie. Et je continuai ma route. Mais l’homme me suivit. Je n’en fus pas autrement étonné, il se pouvait qu’il eût le même chemin que moi, mais cela n’expliquait pas pourquoi nous aurions dû marcher l’un derrière l’autre et non côte à côte.

Je me retournai et dis :

— Est-ce le bon chemin pour aller à l’auberge?

L’homme s’arrêta et dit :

— Nous n’avons pas d’auberge, ou plutôt nous en avons une, mais elle est inhabitable. Elle appartient à la commune mais comme personne n’a voulu l’acheter, la commune l’a cédée il a déjà plusieurs années à un vieil invalide qui jusque-là était à sa charge. A présent, c’est lui qui tient l’auberge avec sa femme, et de telle sorte que c’est tout juste si l’on peut passer devant la porte, tant l’air qui sort de là empeste. Dans la salle, le pied glisse sur les ordures. Misérable boutique, une honte pour le village, une honte pour la commune.

J’avais envie de le contredire;  son air, son visage surtout m’y incitaient, ce visage maigre somme toute avec ses joues jaunâtres, tannées, mollement rembourrées, parcourues de plis noirs qui se déplaçaient au gré des mouvements de la mâchoire.

— Tiens, dis-je sans manifester plus d’étonnement au sujet de cet état de choses, puis je continuai :

— C’est cependant là que je vais habiter, puisqu’aussi bien Je suis décidé à passer la nuit ici.

— Dans ce cas, bien sûr, dit l’homme précipitamment, mais pour aller à l’auberge, il vous faut prendre par là, et il me montra la direction d’où j’étais venu.  Allez jusqu’au prochain tournant et prenez à droite. Vous verrez tout de suite une enseigne d’auberge. C’est là.



Franz Kafka
 
(Extrait du journal : "Tentation au village" - Traduction : Marthe Robert)