Il y a plus de deux millénaires, le Banquet de Platon nous apprenait que celle ou celui qui n'a pas l'expérience de l'amour ne peut parvenir à libérer en lui-même l'énergie de l'Idée.
Réinventer l'amour serait donc aussi réinventer la pensée ? Oui, sans aucun doute. Toute vérité, étant universelle, est aussi ce qui interdit à l'individu qui s'y confronte de maintenir comme règle de vie la simple persistance de ses appétits propres, dont il s'imagine spontanément - étant, entre autres choses, un animal - qu'il suffit à son bonheur de les satisfaire.
Or l'amour, la sublime et dangereuse passion, est précisément l'expérience la plus disponible de ce renoncement salvateur. C'est en effet la décision d'aqu'un(e) autre, au départ parfaitement inconnu(e), fasse désormais, en son entier, sans restriction ni condition, partie de notre existence.
Fernando Pessoa a parfaitement raison d'écrire que "l'amour est une pensée". Il est même plus que cela : il est l'expérience, l'expérience presque sauvage, de la pensée en général. En effet, la pensée - art, science, politique... - est invariablement exposition au réel d'une altérité. De cette exposition nous attendons, non les plaisirs de la satisfaction, mais la joie incomparable provoquée par la découverte que nous sommes capables, de façon désintéressée, d'infiniment plus que ce dont nous imaginions être capables. Or qui ne voit que l'amour, l'amour vrai, l'amour fou, est précisément l'archétype de cette exposition périlleuse à ce type de joie excessive ?
Et que se mêlent à cette joie, comme multipliés par elle, les merveilleux plaisirs que savent dispenser les corps, n'est qu'une preuve supplémentaire de ce qu'une vraie pensée, telle qu'exposée à l'acceptation intégrale et intime de ce qui outrepasse son support individuel, peut seule élever la satisfaction à l'altitude du bonheur.
Mais, convenons-en : considérés comme individus génériques ou anonymes de notre époque, nous n'avançons guère dans cette direction. Nous sommes plutôt tentés par le vain commerce immatériel et photographique des "amis" innombrables, par l'agrément des liaisons sans engagement, ou par le contrat qui cimente un couple sur la base, solide en apparence, précaire en réalité (50 % de divorces), des avantages réciproques.
La réinvention ne peut donc venir, aujourd'hui, que dans le mouvement premier d'une défense. Oui, défendre, quel qu'en soit le prix à payer, l'insupportable passion. Et cette guerre en l'honneur de l'amour se mène sur deux fronts.
"A droite", si j'ose dire, il faut venir à bout de l'idéologie factice du contrat amiable. Il ne s'agirait que de veiller à l'équilibre des avantages, à "l'épanouissement" des individus concernés, à "l'harmonie" de chacun, bref, à la satisfaction personnelle des animaux appariés. On ne franchit jamais la frontière qui sépare l'intérêt de l'Idée, ou la satisfaction de la joie. Cette représentation n'est que la projection conjugale de la grande loi de nos sociétés : tout ce qui existe a un prix fixé par le marché. Or, au marché des satisfactions individuelles, la passion amoureuse est proprement hors de prix. On se contentera donc d'un contrat qui régule les satisfactions.
"A gauche", il faut surmonter la tentation qui voit dans la "liberté" des désirs l'alpha et l'oméga de l'existence. Or il s'en faut de beaucoup que l'amour comme pensée puisse se réduire à ce genre de choix. Pas plus que le contrat, le libertinage n'échappe aux lois de l'appréciation marchande. Sa tristesse latente, au-delà du rite de l'excitation, résulte précisément de cette subordination, qui reste éloignée de toute joie, dès lors que toute joie suppose l'infini d'une pensée.
Le philosophe Alain Badiou va prononcer la leçon inaugurale du 24e Forum philo "Le Monde" Le Mans le 16 novembre à 10 heures.