Allez les yeux invisibles vers le beau.

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01/12/2011

Proses des Ivresses... (21)


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LE CAFE

 

C'est toi, divin café, dont l'aimable liqueur,

Sans altérer la tête épanouit le coeur !

Ainsi, quand mon palais est émoussé par l'âge

Avec plaisir encor je goûte ton breuvage.

Que j'aime à préparer ton nectar précieux,

Nul n'usurpe chez moi ce soin délicieux.

Sur le réchaud brûlant, moi seul, tournant la graine,

A l'or de ta couleur fais succéder l'ébène ;

Moi seul, contre la noix qu'arment ses dents de fer, 

Je fais, en le broyant, crier ton fruit amer,

Chargé de ton parfum, c'est toi seul qui, dans l'onde,

Infuses à mon foyer ta poussière féconde ;

Oui, tour à tour calmant, excitant tes bouillons,

Suis, d'un oeil attentif tes légers tourbillons.

Enfin, de ta liqueur, lentement reposée,

Dans la vase fumant, la lie est déposée ;

Ma coupe, ton nectar, le miel américain,

Que du suc des roseaux exprima l'Africain,

Tout est prêt ; du Japon, l'émail reçoit tes ondes

Et, seul, tu réunis les tribus des deux mondes.

Viens donc, divin nectar ! viens donc, inspire-moi :

Je ne veux qu'un désert, mon Antigone, et toi !

A peine j'ai senti ta vapeur odorante,  

Soudain de ton climat la chaleur pénétrante

Réveille tous mes sens, sans trouble, sans chaos,

Mes pensers plus nombreux, accourent à grands flots,

Mon idée était triste, aride, dépouillée ;

Elle rit, elle sort richement habillée,

Et je crois, du génie éprouvant le réveil,

Boire dans chaque goutte un rayon de soleil.

 

(Poème de Jacques Delille - extrait de "Oeuvres" - 1738-1813)

29/10/2011

Proses des ivresses... (19)


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Venait le moment de rentrer, de choisir parmi les herbes séchées, celles dont il allait préparer l'infusion. Il connaissait les herbes médicinales. Il aimait celles qui avaient poussé là où toutes les autres renoncent, sur des terres rocailleuses et arides où se perpétuent comme en osmose minérale des plantes ingrates et noueuses. L'hiver, il ranimait une grosse bûche, il faisait chauffer l'eau à même le feu. Souvent, il oubliait, s'absorbait dans la flamme, se posait la question du premier homme qui avait vu le feu mais il ne savait plus si cela était folie ou histoire. La flamme qui dansait, la braise qui rougeoyait, lui penché sur le foyer, la chaleur sur ses cuisses. Il retardait, refusait tout mouvement. Il restait là à regarder des villes étagées et monumentales bâties comme des temples au centre d'invisibles empires et qui s'effondraient, s'éboulaient, se délitaient presque, gagnaient la cendre, déclinaient, s'éteignaient comme des îles lointaines, océanes ou cosmiques. Le bruit de l'eau l'éveillait alors et il se secouait, perplexe.

 

(Prose de Yves Buin extrait de Maël - Ed. Christian Bougois - 1938)

13/06/2011

Proses des ivresses... (7)

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Même après trois semaines sous méthedrine, la descente n'est pas forcément si terrible. Cela peut aller, suivant l'état d'âme du protagoniste, du simple épuisement physique au désespoir suicidaire avec entre les deux des centaines de variantes plus exécrables les unes que les autres. Je savais que ça allait être terriblement dur pour moi, et j'allai m'asseoir sous un arbre, au bord de la route, en priant pour que le temps s'arrête et que je me fige sur place, en suspens, au milieu de nulle part. Ah  si je pouvais rester là une bonne fois pour toutes au bord de cette route, me disais-je, et envoyer balader toute cette merde ! Si j'avais eu un flingue, je m'en serais servis avec joie, et j'aurais sali ce bel arbre des débris de ma triste cervelle.

Mais nous avons repris la route. Vers sept heures, j'étais en train de regarder des rangées de poteaux qui défilaient à toute allure sur le bas-côté, quand soudain les larmes me montèrent aux yeux avec une force tellement irrésistible que je fus obligé de les laisser jaillir, avec de grands hoquets rageurs. Je me détournai et j'enfouis mon visage dans le petit espace entre la portière et le dossier de mon siège. Tout en me couvrant les yeux de la main droite, j'agrippais de toutes mes forces le col de ma chemise, derrière ma nuque. Tout ce que je désirais, c'est absorber un peu de speed. Physiquement, je me sentais bien ; toute l'horreur était dans ma tête. J'aurais dû pouvoir y faire face, mais je n'y arrivais pas, et je trouvais que c'était injuste. Pourquoi fallait-il que j'aie à me collecter avec toute cette chiennerie ? Pourquoi moi, et pas eux ? Pourquoi moi, et pas vous ?

 

("Speed" de Burroughs Jr. - Editions "Olympia" - 1947)

19/05/2011

Proses des ivresses... (6)

 

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Et l'ascension continue. Derrière chaque sommet, il y en a un autre qu'on voit seulement alors et qu'on gravit, ou plutôt sur lequel on est transporté sans effort. Une impression confuse d'abord, on vient à dominer de plus en plus, au point que je suis obligé de l'exprimer à haute voix - mais je ne sais si je l'ai vraiment fait : " Je suis possédé par le Dieu." Lequel , Le Dieu danse sur moi. C'est donc Shiva. Lui donnant son nom, je le vois, sa présence me devient présente. Cela est à la fois immatériel, c'est une image, une vision internes : je me vois, couché sur le sol, piétiné par Lui, et parfaitement matériel : je sens ses pieds qui massent la colonne vertébrale et, à travers la peau et les os, tous les organes un à un, qu'ils pétrissent comme des mains, des milliers de mains qui sont partout à la fois ; en même temps, c'est un fluide, un souffle qui me pénètre, qui fait vibrer musicalement tout le dedans du corps. Je suis possédé, c'est-à-dire dépossédé de moi-même, libéré enfin, et cette libération inattendue, inimaginable, me donne envie de crier de joie, de rire, de chanter, de pleurer. (...)

On me masse le dedans, on me tapote, et même on me triture, on me pétrit à pleines mains, à grands bras ; on corrige, on redresse, on rectifie, on rajuste, millimètre par millimètre, mes vertèbres, peut-être ma moelle épinière, c'est-à-dire qu'on pratique sur moi exactement les mêmes interventions que sur L. son guérisseur. Je me laisse faire, car ce foulement interne, ces menus gestes engendrent des jouissances inconnues. L'expression la plus juste de ce que je ressens - mais peut-on penser de pareilles choses, peut-on surtout les écrire ?  -, c'est qu'un dieu - ce n'est plus la magicienne de l'autre jour - fait avec moi l'amour et qu'il le fait comme les divinités le font entre elles, d'une manière inimaginable pour les hommes, car ce qui bénéficie de ses actions, ce n'est pas le corps physiologique mais ce corps subtil dont il me révèle l'existence, l'organisme lui-même en éprouve d'ailleurs un bienfait certain, mais secondairement et par résonance. (...)

Je sors de mes entrailles, je m'éjacule moi-même celui qui sort n'est plus le même que celui qui tout à l'heure a décidé d'entrer ; celui-là, il a depuis longtemps disparu, je ne l'ai plus rencontré, pas même dans les glaces. Celui qui émerge, c'est l'Enfant divin, l'Invincible, dont les pieds ne touchent pas le sol, qui marche sur les nuées, celui qui émerge, c'est - pourquoi ne pas dire, puisqu'il n'y a là nulle immodestie ? - le dieu qui en moi sommeillait et qui, à force d'imprudence, de témérité, de désobéissance, s'est enfin éveillé, ce dieu qui ne se révèle que dans la violence des tempêtes et la frénésie de l'orage, ce dieu qui n'avoue qu'à coups de blasphèmes et de sacrilèges, ce dieu enfin qui marche devant moi et que je suis. Son ombre danse sur le mur, elle me fait chanter et rire. Le mur est sale, ces cernes, ces traînées, ces taches grisâtres, que d'ordinaire on ne distingue pas, sont sorties comme sur une plaque photographique au soleil - la lumière dans la chambre fut-elle tout à l'heure si intense ?  Il faudra que je nettoie ce mur. Je suis un dieu impur, seules mes impuretés me retiennent au sol. Je suis la statue d'un dieu qu'il suffit de débarrasser de la poussière qui s'y est accumulée pour que réapparaisse l'or pur. (Nul orgueil au fond, puisque je sais bien que nous en sommes tous là, qu'il suffirait que nous en prenions conscience.) Je marche et il marche devant moi, dans mon ventre, et je suis plein de Lui. Je jubile, je jouis, mais c'est Lui en moi, la Force vitale universelle, qui jubile et qui jouit.

 

(Jacques Brosse - "Mahabalipuram, tout le monde descend" - Ed. Fayard - 1922)

02/05/2011

Proses des ivresses... (5)

J'étais assis au bord de l'océan un soir d'été, regardant les vagues déferler et sentant le rythme de ma respiration, lorsque je pris soudain conscience de tout mon environnement comme étant engagé dans une gigantesque danse cosmique. Etant physicien, je savais que le sable, les roches, l'eau et l'air autour de moi étaient composés de molécules vibrantes et d'atomes, consistant en particules qui en créent et en détruisent d'autres par interaction. Je savais aussi que l'atmosphère de la terre était continuellement bombardée par des pluies de rayons cosmiques, particules de haute énergie subissant de multiples collisions lorsqu'elles pénètrent dans l'air. Tout cela m'était familier de par ma recherche en physique des hautes énergies, mais jusque-là je l'avais seulement expérimenté à travers des graphes, des diagrammes et des théories mathématiques. Tandis que je me tenais sur la plage, mes expériences théoriques passées devinrent vivantes. Je vis des cascades d'énergie descendre de l'espace au sein desquelles les particules étaient créées et détruites selon des pulsations rythmiques. Je vis les atomes des éléments et ceux de mon corps participer à cette danse cosmique de l'énergie. J'en sentais les rythmes et j'en entendais les sons, et à ce moment précis je sus que c'était la danse de Shiva, le seigneur de la danse adoré par les hindous.

J'étais passé par un long entraînement aux théories physiques après plusieurs années de recherche. En même temps, je m'étais beaucoup intéressé aux mystiques orientales et j'avais commencé à repérer des parallèles avec la physique moderne. J'étais particulièrement attiré par les aspects embarrassants du Zen qui me rappelaient les problèmes de la théorie des quanta. Tout d'abord, cependant, établir une relation entre les deux était un pur exercice intellectuel. Franchir l'abîme qui sépare la pensée relationnelle et analytique de l'expérience méditative de la vérité mystique restait très difficile pour moi.

Au début, je fus aidé dans ma vie par le "pouvoir des plantes" qui me montra comment l'esprit peut voler librement, comment les "aperçus spirituels" viennent d'eux-mêmes, sans aucun effort, émergeant du fond de la conscience. Venant comme elle vint, après les années de pensée analytique approfondie, elle me submergea au point que je fondis en larmes et qu'en même temps, un peu comme Castaneda, j'éprouvai le besoin de noter mes impressions sur une feuille de papier.

 

(Extrait de "Le Tao de la physique" - Fritjof Capra)

22/04/2011

Proses des ivresses... (4)

 

 

 

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  Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. Ces indigènes avaient le sang chaud et de leurs beaux yeux, ils déchiffraient l’univers. On pouvait voir des atomes attirés comme des amants l’un vers l’autre ;  des anges sans sexe naviguer vers des imprégnations karmiques ; des blés blonds (comme sur la terre) à  végéter dans la sagesse innée des aspirations des Dieux. De là, les tambourins de la troisième lune épousaient de leur présence un corps céleste échappé des trous noirs. Les cerveaux, ici, étaient tous connectés aux cycles des existences, naturellement et sans contraintes, libérés par le naturel encéphale d’un clair-obscur. Rien ne présageait que l’espace entier ne pouvait combler la main généreuse du maître, seul l’intérieur d’une molécule voyait la présence intrinsèque d’un divin buveur de sang pur. Le plein éveil d’un soleil au zénith n’offrait qu’un mince filet lumineux, et de manière générale il envoyait ce mince filet, sans état d’âme, à l’obscurcissement d’une voix éraillée par le chant des planètes. D’où, dans ce lieu, la grande importance d’apporter son petit-déjeuner pour voir tout ça, une simple vue était libératrice de tous les états intermédiaires de ces réalités de clarification. Les excitations de la masse corporelle n’avaient là, pas d'usage, si ce n’est de précéder la mort et de la rendre singulière. La vie future ayant vu ce passage étroit que laissait la mort déposa sa source scripturaire faisant autorité avec la loi qui régissait les fonctions organiques du système de l’univers. Dans l’immédiateté, je m'offris une chaise pour reposer ma tête toute sonore de vos derniers baisers. Décrire métaphoriquement ce que ressentait le défunt après le trépas fut bénéfique à ma conscience, légère comme l’air ambiant qui parfumait ce paradis répandu. L’essentiel nécessitait de pouvoir décrire l’atmosphère que dégageait cet endroit mystique qui engendrait une telle dévotion d’attachement mutuel, et je me considérais, être, comme la seule personne à appartenir aux forces du désir de concupiscence et d’affection, ce qui me donna l’envie de déposer mon âme au pied de la matrice qui avait fait ce monde comme une goutte essentielle d’une transmission de pensée de ma propre mère. Je n'avais toujours pas compris pourquoi des Peaux-Rouges criards les avaient cloués nus aux poteaux de couleurs, alors que ceux-ci savaient voir les choses.

 

 

(Chemins escarpés - Franck Roy)